Depuis le 17 octobre 2017, un décret (14 avril 2017 n° 2017-550), complété par deux arrêtés (5 mai 2017 et 9 août 2017), impose aux firmes pharmaceutiques d’apposer un pictogramme spécifique sur le conditionnement extérieur des médicaments « tératogènes » ou « foetotoxiques ».
Deux modèles de pictogrammes sont prévus:
- Un modèle « Médicament + Grossesse = Danger. Ne pas utiliser sauf en l’absence d’alternative thérapeutique.
- Un modèle « Médicament + Grossesse = Interdit » pour les médicaments « tératogènes ou foetotoxiques, même s’il n’existe pas d’alternative thérapeutique ». Un troisième modèle de pictogramme a été spécifiquement prévu pour les produits à base de valproate de sodium.
L’attribution d’un pictogramme est effectuée au vu des informations mentionnées dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP) des médicaments concernés, mais il n’est pas prévu que l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé) en publie la liste. La modification de l’étiquetage des médicaments relève donc de la seule responsabilité des laboratoires fabricants, qui doivent en informer l’ANSM par l’envoi de modèles de conditionnements modifiés.
Cette mesure découle de « l’affaire Dépakine® ». Les pouvoirs publics ont en effet été interpellés sur la nécessité de mieux alerter les prescripteurs et les patientes lorsqu’un médicament était clairement dangereux pour tout ou partie de la grossesse, en particulier lorsqu’il existe des alternatives plus sûres. Un pictogramme sur les conditionnements extérieurs est l’un des moyens pour atteindre cet objectif.
Cependant, le CRAT a immédiatement alerté les autorités de santé sur les effets contre-productifs, voire délétères, du décret tel qu’il est rédigé, ce qui malheureusement se confirme depuis son application.
En effet, une quinzaine de substances sont tératogènes chez l’humain (en dehors des antimitotiques), et une quarantaine sont foetotoxiques, ce qui représente environ 10% des spécialités sur le marché (liste des médicaments dangereux). Seules ces spécialités devraient disposer d’un pictogramme pour attirer l’attention des professionnels de santé et des patientes en raison de leur effet nocif avéré chez l’humain. Or, environ 60 à 70 % des spécialités vont se voir apposer un pictogramme « Interdit » ou « Danger ». Quelles sont les raisons et les conséquences de cet écart ?
Dans ce décret, l’absence de précision sur un certain nombre de points cruciaux introduit une difficulté d’interprétation et une confusion qui incitent les firmes à élargir l’apposition des pictogrammes dans une optique de protection médico-légale.
- La nuance entre « Danger » et « Interdit » est un leurre en langage courant, et la distinction entre ces deux niveaux n’est absolument pas comprise par les professionnels de santé et encore moins par les patientes. Les deux pictogrammes sont donc indistinctement interprétés et inquiètent autant les professionnels (qui refusent de prescrire ou de délivrer quel que soit le pictogramme) que les patientes.
- Il n’est pas spécifié si la notion de tératogenèse ou de foetotoxicité doit être fondée sur des données humaines, ou si seuls les résultats des études de toxicité chez l’animal réalisées avant la mise sur le marché du médicament suffisent pour apposer des pictogrammes aussi alarmants. Or, la prédictivité qualitative (sévérité) et quantitative (fréquence) des résultats expérimentaux est très faible dans ce domaine et n’est en rien un garant d’effets similaires chez l’humain. L’expérience nous prouve d’ailleurs l’inverse, avec un nombre considérable d’effets reprotoxiques retrouvés chez l’animal dans les conditions expérimentales et une absence d’effet chez l’humain après la mise sur le marché. Actuellement, on assiste à l’apposition systématique d’un pictogramme sur la base des résultats chez l’animal, même en l’absence d’alerte chez l’humain.
- Aucune indication n’est fournie dans ces textes sur une ligne de partage entre les médicaments dont la toxicité est avérée dans l’espèce humaine et ceux où ces effets sont seulement évoqués sans être confirmés, ou parfois seulement anodins et transitoires. Tous auront un pictogramme : au mieux un pictogramme « Danger » ; au pire, et de façon parfois abusive comme on le voit déjà, un pictogramme « Interdit ». Là aussi l’expérience nous montre que de nombreux risques évoqués dans un premier temps par des études dont la méthodologie est parfois discutable, sont par la suite infirmés. Apposer un pictogramme « Danger » sur la base de risques évoqués, anodins, ou transitoires, introduit un doute généralisé. Ceci engendre un amalgame entre les substances qu’il faut sans conteste écarter de la pharmacopée de la femme enceinte car leur risque est avéré, et les substances qui ne devraient pas être utilisées de première intention chez la femme enceinte, mais qui ne justifient pas l’apposition d’un tel pictogramme.
- Ces textes incitent à fonder le choix des pictogrammes sur la présence ou pas d’alternatives thérapeutiques en cours de grossesse, or aucune définition, directive ou recommandation, n’accompagne cette disposition. En d’autres termes, le bénéfice thérapeutique, point crucial de la prise en charge des patientes enceintes, est laissé à l’appréciation des firmes, qui in fine décident du pictogramme à apposer, que des stratégies thérapeutiques aient déjà été produites ou pas par les professionnels de santé concernés (Recommandations pour la Pratique Clinique, conférences de consensus…). Ceci risque de conduire des patientes à refuser un traitement indispensable pour elles ou leur fœtus sur des bases non fondées.
- Des imbroglios médico-légaux sont à prévoir, dans la mesure où le risque malformatif dans l’espèce humaine est incompressible et de l’ordre de 2%. Il sera donc difficile de convaincre des patientes dont l’issue de grossesse sera défavorable, que le médicament sur lequel figure un pictogramme, aussi injustifé soit-il, n’est pas responsable du problème rencontré.
- La mise à jour des RCP est fréquemment en décalage par rapport à l’état des connaissances disponibles dans la littérature, faute d’actualisation régulière. Les pictogrammes se fondent donc pour une partie importante des RCP sur des données cliniques obsolètes.
Ayant mis en ligne depuis 2006 un site internet en accès libre à tous, professionnels de santé et grand public, le CRAT ne peut que saluer toute mesure destinée à améliorer le bon usage du médicament chez la femme enceinte et l’information des patientes, à condition que ces mesures soient pertinentes.
Telles quelles, les dispositions prévues par ce décret et ses arrêtés introduisent malheureusement plusieurs effets préjudiciables et contreproductifs :
- une vague d’inquiétude non fondée sur la base des connaissances actuelles, puisqu’en lieu et place d’au maximum 10% des spécialités qui relèveraient du pictogramme « Interdit », 60 à 70% auront un pictogramme « Interdit » ou « Danger » ;
- un bruit de fond qui ne permettra plus aucune distinction claire entre les niveaux de risque des substances et altérera l’objectif initial ;
- un risque de perte de chance pour les patientes qui préféreront s’abstenir de tout traitement, aussi indispensable soit-il, et ce en raison d’un pictogramme qui aura pu être apposé sur des bases non fondées cliniquement ;
- une confusion pour les professionnels de santé qui se verront dans l’obligation d’expliquer aux patientes les motifs d’un pictogramme qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, faute de concertation en amont avec les sociétés savantes et professionnelles, et faute de communication sur le fond ;
- le libre arbitre laissé aux firmes pharmaceutiques d’apposer un pictogramme « Danger » voire « Interdit » sur la base d’éléments présents dans le RCP et ce indistinctement, quelle que soit la nature de ces éléments, leur gravité, leur extrapolation à l’humain et les alternatives disponibles, sans méthodologie de standardisation ou de hiérarchisation entre les produits;
- in fine, un report du choix thérapeutique et de la responsabilité de ce choix, sur les patientes elles-mêmes, à partir des pictogrammes apposés sur les conditionnements de leurs traitements.
A la lumière de ces éléments, le périmètre du décret doit être revu afin d’en conserver l’intention initiale :
- seules les substances ayant fait la preuve de leur effet délétère pour tout ou partie de la grossesse humaine doivent être visées par une action de communication de cette nature, avec apposition d’un pictogramme spécifique. La liste des produits considérés comme dangereux à ce jour figure sur notre site internet ;
- pour les autres substances, le pictogramme doit être retiré. Les échanges entre les prescripteurs, les pharmaciens et leurs patientes doivent demeurer établis sur la base des informations disponibles dans le RCP, la notice et les données du site du CRAT.
Le CRAT, en profond désaccord avec les conséquences négatives de ce décret dont l’intention initiale est louable, ne peut que constater que la mise en circulation des premiers conditionnements avec pictogramme confirme les craintes vives qu’il n’a pas manqué de transmettre aux autorités compétentes en temps voulu.
Le CRAT conserve sa méthodologie d’analyse du rapport bénéfice/risque des médicaments en cours de grossesse, sans tenir compte de ces pictogrammes.
Décret du 14 avril 2017
Arrêté du 5 mai 2017
Arrêté du 9 août 2017